MOYENNES (CLASSES)

MOYENNES (CLASSES)
MOYENNES (CLASSES)

L’expression «classes moyennes» est confuse. On l’écrit indifféremment au singulier et au pluriel. Elle associe deux ordres d’analyse bien différents. D’une part, en parlant de position moyenne, on introduit l’idée d’échelle: les strates moyennes sont aussi celles qui occupent des positions non extrêmes sur des échelles de stratification classant les individus selon leur qualification, leur revenu, leur niveau d’éducation, leur prestige, leur statut, etc. D’autre part, en parlant de classes, on se réfère au thème des rapports de classes, c’est-à-dire de l’opposition entre ceux qui détiennent la propriété ou le pouvoir économique et ceux dont le travail est déterminé par les intérêts et les décisions de la première catégorie.

D’un côté, donc, on définit un continuum sur lequel les classes moyennes occupent une position centrale; de l’autre, on considère que les classes moyennes occupent une position ambiguë ou marginale dans l’opposition fondamentale de deux classes.

Ces confusions ont toujours été présentes, mais elles deviennent insupportables dans les sociétés les plus avancées économiquement dont la stratification s’est profondément transformée, passant progressivement d’une forme pyramidale à une forme en poire. Dans une société où la majorité des individus ou une très forte minorité d’entre eux déclarent appartenir à la classe moyenne et où, d’autre part, la proportion des travailleurs indépendants, non salariés, diminue fortement, doit-on considérer que l’expression «classes moyennes» ne désigne que les strates moyennes? Autrement dit, une analyse en termes de classes est-elle devenue sans intérêt puisqu’elle ne s’appliquerait plus à une partie importante et rapidement croissante de la population active?

L’analyse des classes moyennes ne peut pas se réduire à la description des situations et des conduites de certaines catégories; ce qu’elle met en cause, c’est le type d’analyse sociale qui doit être employé. Il faut donc d’abord s’interroger sur la possibilité de placer les classes moyennes dans les rapports sociaux de production, avant de considérer, d’une part, leur comportement politique, c’est-à-dire leur activité collective, et, d’autre part, leurs conduites sociales et culturelles, leur place dans l’organisation sociale.

1. Les classes moyennes dans les rapports de classes

Témoins de formes dépassées de l’économie?

Avec le développement de l’industrie au XIXe siècle, l’idée d’une dualisation croissante de la société se répandit: propriétaires et financiers d’un côté, salariés et dépendants de l’autre. L’analyse marxiste a insisté, en particulier, sur la désagrégation des anciennes catégories de travailleurs indépendants, sur la prolétarisation des artisans ruraux et urbains, des petits commerçants... De fait, les sociétés industrielles les plus avancées, comme la Grande-Bretagne, sont celles où la proportion des salariés s’est élevée le plus tôt, atteignant aujourd’hui près de 90 p. 100.

En France, cette évolution fut plus lente et plus limitée, mais, depuis vingt ans, la part des exploitants agricoles dans la population active a diminué de moitié, et les menaces qui pèsent sur le petit commerce sont clairement indiquées par les mouvements de défense des commerçants et artisans, leur dénonciation de la concentration commerciale et leurs recours fréquents à la violence.

Paysans, commerçants, artisans, professions libérales se maintiennent difficilement et cèdent la place à de nouvelles catégories de salariés ou deviennent des catégories de faible importance (les exploitants agricoles ne représentent plus, par exemple, que 3 p. 100 de la population active en Grande-Bretagne et sont, aux États-Unis, une catégorie moins nombreuse que celle des enseignants). Dans les économies les plus modernes, où la concentration est de plus en plus poussée, on peut considérer de la même manière beaucoup d’industriels, petits et moyens, comme une classe moyenne, comme un résidu ou une catégorie secondaire, puisque l’ère des entrepreneurs est remplacée par celle des grandes organisations. Ce processus atteint son terme dans les sociétés socialistes. Le nombre des travailleurs indépendants y est très réduit, et on peut considérer que la propriété coopérative des kolkhoz, là où elle existe, n’est qu’une étape vers l’unification du travail urbain et du travail rural.

En un sens, les classes moyennes ne seraient donc que les témoins de formes dépassées de l’organisation économique. Mais une telle définition n’est certainement pas suffisante. Elle peut conduire directement à éliminer la notion de classe sociale. Quelle peut être, en effet, l’identité d’une catégorie, celle des salariés, qui en vient à représenter 80 ou 90 p. 100 de la population active et qui confond le manœuvre, l’ouvrier qualifié, l’employé, le technicien, le cadre et le directeur?

Les classes moyennes «centrales»

L’extension de la condition salariale conduit à situer les classes moyennes non seulement dans les marges de l’organisation économique, mais aussi en son centre.

Les diverses catégories de salariés ne sont pas dans la même situation sur le marché du travail; leurs conditions d’emploi et de travail ne sont pas les mêmes.

Dans les étapes anciennes de l’économie industrielle, les employés ont été favorisés par rapport aux ouvriers. Leur nombre était restreint, leur offre de travail limitée, étant donné le faible niveau général d’éducation. Ils ont donc reçu des rémunérations plus élevées, joui d’une sécurité du travail plus grande. Ils étaient surtout moins soumis à un pur travail d’exécution; ils étaient les agents de transmission de l’autorité patronale. La barrière entre les employés et les ouvriers était indiquée clairement par l’opposition entre salaire horaire et rémunération mensuelle, entre le bleu de travail et la blouse blanche, entre la culture de l’atelier et celle du bureau. On pourrait donc dire, en fonction de cette origine, qu’une partie des classes moyennes est formée par les salariés qui disposent de garanties d’emploi et d’un niveau de rémunération nettement supérieur à la masse des ouvriers.

Cependant, cette définition ne conduit pas à des conclusions différentes de la précédente. Cette classe moyenne est, elle aussi, en voie de résorption. La distance entre le salaire moyen des ouvriers et le salaire moyen des employés ne cesse de diminuer. La proportion des ouvriers dont la rémunération est supérieure à celle de la moyenne des employés s’élève rapidement. Les formes de rémunération se rapprochent, et la loi de 1970 sur la mensualisation des salaires ouvriers en France marque avec éclat l’abaissement d’une barrière traditionnelle. L’évolution de la production, multipliant le nombre des employés et des techniciens, enlève à la plupart de ceux-ci leur rôle d’agents d’autorité. Le traitement automatique des données bouleverse le monde professionnel des employés, comme la mécanisation et la rationalisation ont bouleversé celui des ouvriers. Enfin, l’élévation du niveau général d’éducation supprime l’un des avantages traditionnels des employés. Ici encore, il semble que l’opposition qualitative de groupes sociaux cède la place à la stratification des qualifications et des revenus.

Technocrates et bureaucrates

Dans une économie dominée par les grandes organisations, il n’est en effet pas possible de trouver des catégories constituant des ensembles sociaux et culturels entièrement séparés des autres. Toute grande organisation se présente comme une pyramide de niveaux et d’indices. De plus en plus s’organisent des carrières comportant des échelons d’ancienneté ou la superposition de fonctions hiérarchisées. La question principale est de savoir si, à l’intérieur de ces ensembles stratifiés, de ces organisations dont la culture remplace celle des anciennes catégories professionnelles et sociales, la position des catégories intermédiaires doit être définie par leur place sur une échelle ou par la combinaison d’éléments opposés.

Une organisation n’est pas seulement un système de fonctionnement. Elle est d’abord un centre d’initiative, de décision, de changement. Plus précisément, dans les formes les plus avancées de la production, elle est à la fois un foyer de création scientifique et technologique, et un appareil qui dispose de ressources accumulées et qui les gère pour le renforcement de sa propre puissance ou le développement de son profit. Les exécutants sont ceux qui n’ont pas de rôles dans l’introduction des changements dans la production et dont la situation est en même temps déterminée par la nature du pouvoir et, donc, de l’autorité dans l’organisation. Nous appellerons «classes moyennes» les catégories qui combinent certains éléments caractéristiques des tâches d’initiative ou de direction et d’autres qui sont propres aux positions d’exécution et de dépendance.

Ce schéma peut être représenté de la manière suivante:

Alors que dirigeants et exécutants se situent, socialement et professionnellement, sur une seule ligne, les classes moyennes, considérées ici, se situent à cheval sur les deux niveaux. Ce schéma justifie le pluriel: les classes moyennes. Il montre, en effet, qu’il faut distinguer deux catégories principales:

– Celle qui participe à l’initiative technologique, mais non au pouvoir organisationnel: les techniciens, dont la strate supérieure peut être nommée celle des experts.

– Celle des employés qui participent à l’appareil de décision et d’organisation, mais qui n’a pas d’initiative technologique et économique. R. Dahrendorf, insistant sur la croissance de cette catégorie de bureaucrates, l’a appelée, après K. Renner, la «classe de service»: Dienstklasse.

Ces deux catégories sont profondément différentes. Le rôle technologique et la dépendance sociale de la première lui donnent une grande capacité revendicative. Les techniciens et les cadres d’atelier dans une entreprise, les infirmières dans un hôpital, les enseignants sans pouvoir de décision et les chercheurs dans une université sont souvent très sensibles à la contradiction qui existe entre leurs responsabilités professionnelles et leur dépendance sociale. Inversement, les bureaucrates qui participent plus à l’autorité qu’à la technologie ont une attitude plus fréquemment défensive, en même temps que répressive.

Ces observations portant sur les classes moyennes «centrales», définies à l’intérieur d’un système économique, éclairent également la situation des classes moyennes «périphériques», celles qui manifestent la survie d’un système antérieur. Elles sont aussi dans une situation double. L’artisan, le commerçant, le membre d’une profession libérale ont un type de revenu qui les apparente aux classes supérieures d’autrefois, puisque c’est un bénéfice marchand. Mais ils sont souvent dominés par de nouvelles formes d’organisation économique, par la production de masse, par la concentration industrielle et commerciale, par le développement des grandes organisations et des services juridiques, médicaux ou des entreprises de construction.

Les classes moyennes ne sont pas seulement des strates intermédiaires: elles sont, d’abord, des groupes sociaux occupant une position ambiguë ou contradictoire dans les rapports sociaux de production.

Les catégories moyennes indépendantes forment un ensemble très hétérogène à l’intérieur duquel certains groupes sont en recul, comme les commerçants en alimentation, et d’autres en progression rapide, comme les médecins.

Mais le fait principal est la croissance générale des catégories moyennes salariées: cadres moyens, techniques, médicaux et administratifs, cadres supérieurs et professions libérales, groupe dans lequel les enseignants occupent une place importante.

En France, les cadres moyens passent de 10,3 p. 100 de la population active en 1968 à 13,2 p. 100 en 1974 et à 14,4 p. 100 en 1980. Pour les professions libérales et cadres supérieurs, les pourcentages correspondants sont 5,1, 6,6 et 8,4. Cette progression est plus forte que celle des employés qui représentent 15, 16,1 et 16,8 p. 100 de la population active et contraste avec celle des ouvriers, catégorie en stagnation ou même en diminution: 36,6, 36,9, 35,3 p. 100. Cette progression est plus forte encore à l’intérieur de la population active féminine. Les cadres moyens montent dans ce sous-ensemble de 11,4 à 14,9 puis à 17,4 p. 100 et les femmes appartenant aux professions libérales et aux cadres supérieurs passent de 2,5 à 3,8 puis à 5,3 p. 100 de la population active féminine.

Certaines catégories plus précises sont en croissance encore plus rapide. À l’intérieur des cadres supérieurs, les enseignants et membres des professions littéraires et scientifiques augmentent de 1962 à 1968 et de 1968 à 1975 de 9,3 et 8,5 p. 100 par an. Dans le groupe des cadres moyens, les personnels de santé et les techniciens augmentent respectivement de 7,8 et 8,1 p. 100, et de 7,5 et 5,2 p. 100 par an.

2. Rôle politique

Hétérogénéité politique

L’identification à la classe moyenne n’entraîne pas de choix politiques et sociaux clairs. D’autant moins que la vie politique est davantage organisée en partis ou en coalitions de masse. Lorsque conservateurs et travaillistes ou socialistes, ou encore démocrates et républicains se partagent l’essentiel des votes, la frontière entre ces deux types de formation, entre la droite et la gauche, passe à travers les classes moyennes. C’est pourquoi la situation professionnelle détermine faiblement les choix politiques. Plus l’identification à la classe moyenne est forte, plus la position dans la mobilité sociale, la localisation dans un certain environnement social ou l’appartenance à des minorités sociales deviennent déterminantes pour les conduites politiques. Ce sont les membres des classes moyennes qui sont le plus sensibles à la socialisation anticipée ou à la socialisation rétrospective: leurs membres agissent moins en fonction de leur situation présente que du milieu auquel ils aspirent à appartenir ou de celui dont ils proviennent et où ils souhaiteraient retourner. Plus précisément, ceux qui sont en mobilité ont généralement des attitudes plus conservatrices que ceux qui sont immobiles et qui, en fait, sont en recul relatif, puisque le nombre des strates moyennes croît et que la distance entre ces catégories moyennes et la rémunération des catégories moins qualifiées ou moins instruites tend à diminuer.

Ainsi, dans l’ensemble, les classes moyennes salariées tendraient à avoir des attitudes politiques moins conservatrices et plus réformistes qu’autrefois. La proportion des cadres moyens provenant de l’ancienne classe moyenne semble en effet en diminution, tandis que la proportion de ceux en mobilité intergénérationnelle ascendante augmente et surtout que la proportion de ceux qui proviennent du même milieu social se développe plus rapidement encore. L’employé et le fonctionnaire avaient des attitudes conservatrices; cette situation a probablement changé avec l’accroissement de cette catégorie et la transformation de leur recrutement.

La situation est, en fait, plus complexe, puisque deux facteurs principaux agissent en sens opposé: les membres des classes moyennes d’origine ouvrière ou paysanne sont plus proches des attitudes de leurs catégories d’origine, tandis que ceux qui proviennent de strates plus élevées cherchent davantage à maintenir des traits culturels et sociaux proches de ceux des catégories supérieures. Inversement, ceux qui sont en ascension ont des attitudes moins protestataires que ceux qui proviennent d’une famille du même niveau et qui sont en recul relatif. Cette complexité marque fortement les partis centristes où volonté d’intégration sociale ou culturelle et attachement à un programme de transformations sociales et politiques vont souvent de pair.

Cette situation prend une forme extrême dans les pays en voie de développement où la distance entre les strates sociales est le plus considérable. C’est ainsi qu’une enquête menée au Chili a montré que, parmi les ouvriers de la sidérurgie, dont le revenu et les conditions de travail sont très supérieurs à la moyenne ouvrière, on trouve chez ceux qui s’identifient le plus à la classe moyenne les attitudes revendicatives les plus marquées, et qui s’expriment sur le plan politique par le vote pour le Parti communiste.

Dans des pays comme la France ou l’Italie, ce mélange d’attachement à la «classe ouvrière» et d’esprit «petit-bourgeois» se rencontre le plus fréquemment dans les partis socialistes.

Ce qui semble déterminant ici est ce qu’on nomme la non-congruence des statuts, c’est-à-dire l’absence de parallélisme entre les positions occupées dans diverses échelles de stratification, en particulier les échelles qui sont fondées sur la qualification, l’instruction et le revenu. Ceux dont le niveau d’instruction ou de qualification est supérieur au niveau de revenu sont «plus protestataires» que ceux dont le revenu est supérieur à l’instruction ou à la qualification.

Identification au système politique établi

Les classes moyennes se définissent donc malaisément face à des choix tranchés, lesquels privilégient au contraire les dirigeants et les dépendants, capables de s’identifier plus aisément à l’une ou l’autre des solutions extrêmes. En revanche, les classes moyennes s’identifient beaucoup plus fortement au système politique dans son ensemble. Elles sont plus déterminées dans leurs conduites par l’état des institutions que par des problèmes sociaux imposant des transformations ou des initiatives répondant plus directement aux intérêts d’une classe sociale mieux dessinée.

Les classes moyennes ont ainsi un haut degré de participation au fonctionnement des institutions. Parce qu’elles n’ont pas d’intérêts sociaux facilement définissables, parce qu’elles sont toujours assiégées par des contradictions, elles sont d’autant plus actives politiquement que l’ordre politique, que le jeu des institutions apparaît plus autonome par rapport aux classes sociales. La France a connu pendant longtemps, du début de la IIIe République jusqu’aux grandes crises qui ont accompagné la Première Guerre mondiale et la révolution soviétique, un système politique en même temps très actif et très limité, relativement autonome à la fois par rapport aux forces dirigeantes de l’industrialisation et par rapport à la montée de la classe ouvrière. Notables traditionnels ou modernes, commerçants, petits entrepreneurs, membres des professions libérales, fonctionnaires et enseignants ont dominé la vie politique, au niveau local comme au niveau national.

L’idéologie républicaine, en particulier au moment de l’affaire Dreyfus, fut l’expression de ces classes moyennes en même temps qu’une véritable dissociation entre la structure sociale et l’ordre politique. La rhétorique républicaine eut pour fonction de résorber idéologiquement les contradictions des classes moyennes, d’éviter la rupture entre républicains d’ordre et républicains de progrès, d’empêcher la traduction dans la vie et les institutions politiques des conflits fondamentaux entre la bourgeoisie et le prolétariat. Ce qui signifie que l’ordre politique se «gauchissait» autant qu’il était possible, sans pouvoir mettre en cause la domination sociale existante, les intérêts de la classe dominante.

En cas de crise, «extrémisme du centre»

L’action politique des classes moyennes est encore plus accentuée lorsque le système social et politique traverse une crise profonde. Si certains éléments des classes moyennes, atteints par la crise, peuvent alors reprendre des positions politiques qui représentent plus directement soit les intérêts de la masse des salariés, soit ceux de la classe dirigeante, il est plus important d’observer le développement de ce que S. M. Lipset a nommé l’«extrémisme du centre», dont le fascisme est l’expression la plus poussée. L’attachement au système, la réaction contre le risque d’éclatement qui menace des catégories en situation contradictoire conduisent à affirmer la priorité de la communauté sur les intérêts particuliers, à refuser l’expression du radicalisme politique et à le considérer comme une trahison des valeurs communautaires réifiées. C’est dans les classes moyennes que le parti nazi, malgré son appel à des thèmes ouvriers, «socialistes», a trouvé son appui le plus fort. Sociologiquement, le fascisme est avant tout l’expression de classes moyennes en déclin. Il ne doit donc pas être confondu avec un conservatisme, voire un autoritarisme de droite, qui s’appuie davantage sur des intérêts et des valeurs traditionnels.

Le fascisme est à la fois «national» et «socialiste», conservateur et plébéien. Il résout par la dictature et la terreur les contradictions, devenues insupportables, des classes moyennes.

3. Participation sociale

Le «souci du niveau »

Si l’on insiste maintenant davantage sur la position intermédiaire des classes moyennes, donc si l’on raisonne en termes de stratification sociale, c’est d’abord par le revenu et la consommation qu’il faut décrire la position des classes moyennes. Cependant, dans une perspective durkheimienne, M. Halbwachs s’est efforcé de donner une analyse plus globale de la stratification sociale, qui combine des différences quantitatives et qualitatives. L’essentiel pour lui est le type de participation sociale. Alors que les ouvriers sont délégués par la société aux relations avec les biens matériels et que les catégories dirigeantes gèrent des biens symboliques, auxquels s’attachent les valeurs de la société, les classes moyennes peuvent être définies par leur rôle instrumental; elles agissent sur les instruments et les moyens sociaux de l’activité collective. Elles sont composées de techniciens qui sont donc socialement plus centraux que les ouvriers, mais moins centraux que les dirigeants.

Dans l’ordre de la consommation, alors que les ouvriers doivent surtout entretenir leur force de travail et se soucier de la valeur d’usage des biens acquis, les classes moyennes consacrent plus de ressources aux échanges sociaux, et les classes supérieures acquièrent principalement des biens hautement symboliques ou se soucient de développer leur capital.

Ces observations ne rendent pas bien compte de la situation des classes moyennes dans la production. Une analyse en termes de stratification n’est pas ici suffisante et néglige les rapports de pouvoir et d’autorité. Les classes moyennes ont aussi perdu une partie de leur valeur dans l’ordre de la consommation, les catégories socioprofessionnelles ayant de moins en moins de types de consommation distincts. Le niveau de revenu est un facteur d’explication de plus en plus important dans une société dite de consommation de masse.

Les théories modernes de la stratification, comme celles de L. Warner, sont plus directement orientées vers l’étude de la participation sociale et fournissent un cadre commode, mais superficiel, de description. Cet auteur distingue six strates: upper-upper class (familles héritant d’une position supérieure), lower-upper (nouveaux riches), upper-middle (classe moyenne aisée, active dans le fonctionnement de la communauté), lower-middle (petite bourgeoisie), upper-lower (ouvriers aisés), lower-lower (manœuvres et sous-prolétariat, au faible niveau de participation sociale). Dans les petites villes, ces catégories ont, selon L. Warner, une unité sociale et culturelle réelle. Mais cette description s’applique moins aisément à la civilisation des grandes villes et des grandes organisations. De plus, elle fait entièrement abstraction des rapports de pouvoir, à l’instar de celle de M. Halbwachs.

On doit en retenir que c’est dans l’ordre de la consommation que les classes moyennes trouvent une place centrale qu’elles n’ont ni dans celui des rapports et des fonctions de production, ni dans l’ordre politique.

La consommation de masse s’adresse de préférence aux revenus moyens, à la fois parce qu’ils sont nombreux et parce qu’ils sont plus disponibles. Les catégories les plus riches ont des dépenses particulières: investissements, achats de biens rares, dépenses de prestige. Elles ne visent guère, dans les sociétés les plus industrielles, à la consommation ostentatoire. Les ménages à bas revenu sont très sensibles à la consommation de masse, mais ont des choix restreints et absorbent toutes leurs disponibilités dans l’achat de biens devenus culturellement de première nécessité: équipement ménager, automobile, télévision. Les groupes ou catégories à revenus moyens, au contraire, ont assez de possibilités de choix pour qu’ils s’efforcent de marquer la différence qui les sépare des catégories immédiatement inférieures. Leur consommation est donc orientée vers la recherche de «signes de niveau». Décrivant en 1925 la mentalité bourgeoise, E. Goblot la définissait par deux principes: la barrière et le niveau. Les classes moyennes sont, elles, plus sensibles au niveau qu’à la barrière, car il faut être assuré d’être le groupe le plus élevé pour dresser des barrières, faute de quoi on risque de se heurter à celles que les groupes supérieurs placeraient pour se protéger. Ce souci de niveau entraîne l’importance croissante de la mode, puisque la capacité de suivre des changements de plus en plus fréquents est la meilleure indication du niveau dans une société définie par sa capacité de changement.

Le propre de la culture des classes moyennes est donc défini par le niveau plus que par le contenu. L’ascension sociale elle-même cesse de plus en plus de déterminer des conduites autonomes. Comme l’a indiqué en un livre célèbre David Riesman, La Foule solitaire (The Lonely Crowd ), la culture des classes moyennes est orientée vers les autres. Elle n’est pas déterminée par des principes ou des valeurs internes, comme l’éthique puritaine – protestante ou catholique – des générations précédentes. Il s’agit d’être à la fois comme tout le monde et un peu au-dessus. C’est donc une course sans fin et surtout sans objectif pour avoir une voiture plus grande, un manteau plus coûteux, faire un voyage plus lointain. Le thème de la barrière ne reparaît que comme protection contre l’abaissement possible du niveau. Il se manifeste principalement dans le domaine du logement, là où, au moins, la mobilité résidentielle est suffisamment grande. Aux États-Unis en particulier, les ménages des classes moyennes désertent de plus en plus le centre des villes et s’installent dans des banlieues où s’effectue une ségrégation par le revenu. Si une famille noire – de classe moyenne – s’installe dans une banlieue de classe moyenne blanche, c’est la panique, car le prix des propriétés risque d’en être abaissé et la réputation du quartier menacée.

Ce souci du niveau fait que les catégories moyennes ont peu de valeurs propres et que leur vie privée se réduit surtout à la recherche d’un niveau de consommation.

Intégration au système

Bien que la connaissance de la famille, en France du moins, soit extrêmement parcellaire, on peut penser que les classes moyennes, dont la famille est de taille réduite et où le travail des femmes est très fréquent, exercent aujourd’hui une faible action de « socialisation » sur leurs enfants. Alors que dans les catégories supérieures l’emprise des parents sur les enfants reste très forte, à la fois par la pression exercée pour la réussite sociale et par l’importance des relations affectives, la capacité de transmission de valeurs et d’expériences culturelles semble faible dans le cas des classes moyennes. Les modèles d’autorité traditionnels y sont affaiblis, la cohésion imposée par des conditions matérielles difficiles s’y est relâchée. Les enfants de classe moyenne n’apprennent les valeurs culturelles de leurs parents qu’en s’exposant comme eux à la consommation de masse. On peut faire l’hypothèse que ces familles connaissent peu de conflits, car elles sont peu «éducatives».

Une récente enquête du Centre de recherche et de documentation sur la consommation (Credoc) montre nettement que les revenus moyens et supérieurs sont moins centrés sur le foyer, ses traditions, son caractère protecteur. D’où aussi une disposition plus grande à utiliser des équipements collectifs et à profiter des mécanismes de redistribution sociale, en particulier des prestations de la Sécurité sociale. Inversement, les enfants de classe moyenne ne sont pas environnés par les signes de l’accumulation, comme ceux de la classe supérieure. D’où leur intérêt pour la consommation proprement dite, l’usage des biens et services. Ces conduites marquent un net renversement par rapport à une situation antérieure où le niveau de vie général était beaucoup plus bas: les services collectifs apparaissaient alors comme une assistance au service des plus pauvres, tandis que la classe moyenne manifestait sa supériorité par la clôture de son univers privé.

Le comportement des classes moyennes apparaît ainsi dominé par une ouverture à l’organisation collective et, dans certains pays du moins, par la participation à des organisations volontaires. Moins défensif que celui des familles à bas revenu, moins entreprenant que celui des élites sociales et économiques, il semble centré sur le présent plus que sur le passé ou l’avenir.

Cela paraît contredit par le rôle considérable attribué à l’instruction par les classes moyennes. Au cours des années récentes, ces catégories ont réussi à faire pénétrer leurs enfants en grand nombre dans l’enseignement supérieur après leur avoir fait conquérir le baccalauréat. Mais, en l’absence de véritable démocratisation dans l’enseignement supérieur – aussi bien aux États-Unis qu’en France –, la valeur marchande des diplômes s’abaisse à mesure qu’ils se généralisent; c’est pourquoi pousser plus loin les études est la condition nécessaire pour maintenir sa position d’origine ou pour se réserver les chances de l’améliorer quelque peu. En France, en particulier, on observe que le recrutement pour les études réellement supérieures, celles qui donnent accès au niveau des diverses «élites sociales», ne s’est pas ouvert et même, dans beaucoup de cas, est plus fermé qu’il n’était au début du siècle. De même, aux États-Unis, l’entrée dans les meilleures universités ne s’est pas ouverte et oppose aux postulants de revenu familial moyen l’obstacle de plus en plus considérable de frais de scolarité qui augmentent plus vite que le revenu moyen. La poursuite d’études avancées est beaucoup plus une garantie contre une chute sociale que la préparation à un changement de milieu et de niveau. Les classes moyennes sont donc à la fois des catégories très malléables et peu innovatrices.

Il est frappant de constater que, naguère, les étudiants protestataires, aux États-Unis en particulier, provenaient de familles ayant un niveau économique au-dessus de la moyenne ou possédant des caractéristiques qui en faisaient de véritables minorités (par leur opinion politique, leur origine ethnique, leurs croyances, religieuses ou non, etc.). Aussi la rupture est-elle très grande et rapidement croissante entre cette culture extérodirigée des classes moyennes et une jeunesse, soit venue d’autres catégories sociales, plus hautes ou plus basses, soit simplement absorbée par le milieu universitaire et donc détachée de l’influence familiale. Les classes moyennes deviennent la «majorité silencieuse», définie non par une vision de la société, mais par son attachement au fonctionnement d’un système social qu’elle ne veut saisir que sur le mode du jeu institutionnel et de la consommation.

Effet des transformations des structures économiques

Dans les sociétés industrielles avancées, le rôle joué par les classes moyennes dans la production et leur situation dans la consommation coïncident beaucoup moins. Une part croissante des ouvriers appartient, sur une échelle de revenus, aux strates moyennes, surtout si l’on considère le revenu des ménages et non celui des personnes actives. Les classes sociales sont de moins en moins des ensembles sociaux concrets dans lesquels un type d’emploi et un niveau de revenu sont associés. On en a parfois tiré la conclusion que la distance entre les classes sociales se réduit, que l’opposition des classes est remplacée par la continuité de la stratification sociale. Ce raisonnement est exact en ce sens que la définition des classes correspondant à un certain système économique tend à s’effacer, donnant ainsi plus de visibilité aux strates de revenu. Mais il risque de conduire à des conclusions erronées. En réalité, la nature des classes se transforme avec le système économique. Lorsque le pouvoir économique et social appartient aux grandes organisations dont la domination s’étend non seulement sur la production, mais sur l’ensemble de la vie sociale, les conflits fondamentaux se déplacent. De même, la définition des classes moyennes.

Celles-ci appartiennent dans la production comme dans la consommation à l’appareil de la société postindustrielle, tout en subissant des choix et des politiques à l’élaboration desquelles elles n’ont aucune part. Les anciennes classes moyennes vivaient à la fois du revenu du travail et du bénéfice commercial. Les nouvelles classes sont définies de même par la technique et l’instruction et par la soumission aux appareils de production et de consommation; elles sont à la fois classes de service et classes manipulées.

Le thème de la middle class n’a jamais été aussi répandu que pendant la période de transformations économiques et sociales où de nouvelles catégories dirigeantes installent leur pouvoir, tandis que les forces d’opposition ne sont encore ni constituées ni organisées. Quand une société se définit par ses produits et ses changements, sans analyser son pouvoir, ses conflits et ses inégalités, elle s’identifie à son ventre, elle place au centre du tableau une immense classe moyenne encadrée par une élite dirigeante et par une pluralité de groupes marginaux, déviants, ou aspirant à l’entrée dans la classe moyenne. Celle-ci est le héros silencieux de l’intégration sociale. Lorsque la société redécouvre ses conflits, les classes moyennes sont soumises à l’ambiguïté de leur position sociale dans la production.

Leur rôle central ou marginal dépend donc non de leur volume ou de leur revenu, mais du moment de l’histoire sociale qu’on considère, du degré d’organisation des conflits sociaux et des affrontements politiques.

Évaluation des effectifs des classes moyennes

L’évaluation des effectifs des classes moyennes est difficile, les classifications de la population active étant plus économiques que sociologiques. Il serait, par exemple, injustifié de placer tous les employés dans la classe moyenne alors que beaucoup ont une tâche d’exécution. Le tableau qui concerne la France regroupe les catégories correspondant le mieux à la définition donnée au début de cet article.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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